Des fourmis dans les jantes - Épisode I
Prologue
Ce récit est l’histoire d’une méprise.
Il commence à Levallois un jour de juillet, lors d’une discussion avec Guillaume Tirard, en sa concession Tendance Roadster. Tandis que je m’émerveille tout haut devant les courbes élégantes de la Mash Seventy-Five, pin-up cylindrée de 125 cm3, il me dit :
« – Et bien essaye-la, fais un tour avec ».
Je ne comprends pas toujours du premier coup ce que l’on me dit. J’ai accepté sa gentille proposition et suis donc parti faire un tour.
De France.
Aurais-je pu faire autrement ? À rencontre galante, je réponds transport amoureux.
J’avais justement informé quelques amis que je serais leur invité au mois d’août, et traverser le pays autrement était soudainement devenu impensable. Plutôt faisander à Paris-plage que de partir sans cette jeunette chromée.
C’était la moto ou rien.
Mash ou crève.
Épisode I - La Traversée de Paris
Pour partir courir le pays, il faut s’équiper. Qui veut voyager loin aménage sa monture.
J’ai acheté un porte-carte avenue de la Grande Armée. Un qui a des aimants et que j’enlèverai délicatement, les uns après les autres, comme Guillaume m’a un jour montré. Sinon la peinture neuve du réservoir pourrait s’arracher, et dans ce cas je sais qu’il en ferait autant avec mes yeux.
J’ai aussi acheté une tente, un tapis de sol, un sac étanche de marin, et un filet « araignée » qu’il faut imaginer comme un entrelacs de tenders échangistes dont les crochets immobiliseraient une essoreuse.
Paris
Dans la fraîcheur humide du petit matin, la Mash est là, qui ne tremble pas. Elle ignore tout de ce qui va advenir. Avec l’innocence de ses 1300 kilomètres, elle vit dans un monde que bornent le cimetière de Levallois, la Porte d’Asnières et les allées de Bagatelle où l’ont emmené à l’essai les acheteurs les plus sourcilleux.
Ce voyage initiatique en est aussi un pour moi. Plusieurs fois, j’ai lancé de vastes diagonales à vélo sur les routes de France. Ces dernières années, j’ai patrouillé à travers les pistes asiatiques sur des petites cylindrées folkloriques. Alors devant une vraie moto à embrayage moi, le béotien sans permis A, je reste bouche bée.
Selon la notice, la Mash est un monocylindre 4 temps avec une culasse 2 soupapes et refroidissement par air. À l’intérieur, c’est une sorte de relais de poste moyenâgeux qui héberge une bougie, une chaîne, un vilebrequin et une petite douzaine de chevaux. Mais j’ai promis qu’aucun ne serait blessé.
Au milieu de la grisaille des scooters qui colonisent le parking deux roues de ma rue, la 125 néo-rétro-classico-vintage se détache comme une diapositive.
J’harnache sur la partie arrière de la selle mon équipement, voyant s’étoffer un passager qui sera l’objet de toutes mes attentions. Ma main inquiète viendra fréquemment s’enquérir de son équilibre, surveillant qu’il dispose bien de l’espace nécessaire, resserrant toujours à travers l’araignée les liens sacrés du paquetage.
Intégrant ma place de pilote, je réponds à la selle noire qui m’invite à asseoir mon autorité. Le guidon, lui, accepte volontiers ma direction.
Il est 7 heures. C’est maintenant.
Le démarreur est à côté de la poignée d’accélération. De mon pouce je n’ai à produire qu’une courte impulsion électrique. Le moteur s’exprime d’une seule tirade sans bégaiement. Je goûte la satisfaction d’être obéi au doigt et à l’huile.
J’enclenche la première, et la moto se met à affronter sans vaciller le pavé parisien, comme un CRS sous la grêle syndicale à Nation.
Nous roulons.
Bercé par la mélodie du moteur, je m’incruste sur le périphérique. Le ciel est couleur d’asphalte. Automobilistes et nuages ont grise mine, tous prêts à sangloter.
À moto on ne sort pas de Paris : on s’extirpe. Pas question de déjà serpenter à travers les petites routes : le salut est dans une fuite au plus pressé, à travers la banlieue en attrapant la bretelle de l’A6 depuis la petite ceinture.
Or, la
Mash Seventy-Five est une promeneuse citadine ; pas une rame de RER. D’ailleurs, personne n’a jamais vu quelqu’un arpenter une Mash pour expliquer ses difficultés ou jouer Le Temps des Fleurs sur fond de boîte à rythme.
Elle n’a pas été assemblée pour foncer en somnambule sur des lignes droites infinies, incommodée par les dépassements mesquins. D’un commun accord, nous quittons ce corridor sans âme avant Fontainebleau. La route nationale se départementalise, le trafic s’estompe, les arbres repoussent.
Des escouades de motards font leur apparition. Ils semblent vouloir communiquer avec moi par des gestes tribaux de la main ou du pied. Au feu, vient me rejoindre un dompteur qui fait rugir son roadster. Il jette une moue contemplative sur la Mash, dont le feu stop s’empourpre.
- - 250 ? m’interroge-t-il.
- - 125.
- - Pas mal.
- - Merci.
- - Tu vas où ?
- - En Ardèche pour commencer.
- - Pas mal.
- - …
- - …
- - Ahem, fait pas chaud hein ?
- - Ouais. Mais c’est quand même mieux que de se faire chier en bagnole.
Sur cette sentence définitive le vert s’affiche, il éperonne et disparait dans un galop de gangster. Mon esprit lévite dans un état second. Moi, misérable conducteur de scooter parisien, soudainement admis dans la société des motards ? Un sentiment confus s’empare de moi, mêlant la fierté à la tartufferie, tel un chanteur français débarquant à l’Eurovision.
Nationale 7
Dépassant Montargis, je retrouve la N7 dont j’ai jadis effleuré chacune des courbes. C’est une vieille connaissance qui après une quinzaine d’années a bien changé. De gabarit surtout : aménagée à deux fois plein de voies, elle s’offre sans vergogne à un nombre démultiplié de conducteurs. Je préfère quitter ce souvenir brisé pour une aire de repos et consulter ma carte.
L’aire est aussi déserte qu’incongrue. Pas de station-service vendant des peluches géantes, ni de resto-grill aux effluves carboniques, ni d’aoûtiens débraillés. L’aire de rien en somme. Seuls quelques routiers bercent des remorques de leurs ronflements. Ainsi que cette friterie posée là, à la sortie, aussi imprévisible qu’un écailler au bord de la mer de la Tranquillité.
Passé Briare, la Loire remontée devient mon fil d’Ariane. Le long du fleuve on ne bouffe plus les kilomètres : on les déguste par gorgées en traversant Sancerre et Pouilly. On dépasse ensuite cette espèce de Cosne, et l’on se repend en investissant La Charité.
En Asie, j’ai connu des routes qualifiées de la sorte uniquement pour les différencier des champs de mines. Ici, le goudron est une gomme, et la D 751 une piste de stade vélodrome. Le public a accouru par troupeaux entiers, et vautré dans les prés, encourage ma course par des mouvements de mâchoires enthousiastes.
Mais l’intempérie n’a pas abdiqué. C’est un orage qui maintenant nous rattrape. La balade laisse place à la poursuite. Dépassant les 80 km/h ronronnant, je viens taquiner les 90 rugissants.
La bourrasque se précise, les nuages noirs s’amoncellent en un troupeau grommelant et le pire advient : la pluie s’abat sur nous. Elle fouette sans pitié hommes et machines, comme une nuée de martinets brandis par un dieu aux mœurs dévoyées. C’est le moment d’enfiler la tenue aquaphile que Guillaume, patron d’
Ambiance Toaster, recommande à ses ouailles. Avec veste et pantalon de k-way kaki, je suis désormais en tenue pour affronter le teknival-de-Loire.
Atteignant l’Allier et dépassant Moulins dans un coup de vent, je ne trouve refuge qu’au Camping de la C. à Châtel-de-Neuvre.
Et de ce qu’il adviendra, le Ciel m’est témoin que je n’ai rien voulu.
Le camping de la C. est une parcelle désolée et spongieuse peuplée de caravanistes qui aboient sur leurs chiens.
Tenu par un ressortissant germanique qui a appris le français dans la même classe européenne que Papa-Schultz, il a au moins le mérite du pittoresque. Il s’agit en effet du seul camp allemand en territoire Allier.
Je plante tout de même ma tente amphibie et trouve le sommeil au fond des 300 kilomètres parcourus. En enviant les familles d’insectes qui, elles, sont logées en dur dans les sanitaires.
Le réveil se fait sous un nuage dégoulinant. C’est sans doute là la chose la plus insupportable pour un motard campeur, disons un mopeur : replier son équipement et envisager un départ sous la pluie.
J’expédie ces corvées, règle au taulier le montant des frais d’Occupation et m’enfuis vers mon destin.