Au réveil, nous sommes visités. Des ruminants jettent sur la Mash le regard vitreux des gros consommateurs d’herbe. Je prends mon bain dans la Vienne, qui est plus fraîche que la Dordogne (en parler au syndicat départemental des eaux.)
En Indre-et-Eure-et-Loir-et-Cher-et-Loire, les paysagistes ont plagié sans vergogne le Périgord. La même idée de faire clapoter des fleuves indociles aux pieds de reliefs sculptés en chemins de ronde crénelés. J’ai cependant le plaisir de retrouver une Loire à l’âge adulte, moi qui l’ai connue au ruisseau.
Neuville
Crocheter Azay-le-Rideau puis rouler sur Montbazon permet d’éviter l’agglomération et d’en faire le Tours. C’est le chemin de la remontée. C’est par là que la Touraine se précise en « Vendômois », qui existait donc quelque part.
Voilà enfin Château-Renault et Neuville. Devant la bâtisse qui a hébergé les Pentecôte de mon enfance, je fais une halte pour prendre quelques images. C’est aussi l’occasion de graisser ma chaîne, comme recommande de le faire Guillaume - le gérant de Mouvance Chipster – tous les 500 kilomètres.
Certes, j’aurais pu attendre d’être en agglomération pour effectuer ce petit travail d’entretien ; par exemple à Montoire qui n’est qu’à 20 kilomètres.
Sauf que quitte à se salir les mains, mieux vaut un entretien à Neuville qu’une entrevue à Montoire.
Puis la D 9 me tend le Perche. La route s’enroule autour de chaque colline. Prend prétexte de n’importe quel relief ou parcelle boisée pour monter, descendre et contourner. Elle est comme nous : elle ne veut pas rentrer.
Le Perche
Nous sommes cependant obligés d’accélérer notre marche sur la capitale : après une longue trêve, la pluie a repris son offensive. Une coalition de nuages belliqueux est apparue sur le front ouest. Nous l’avons semée à Mondoubleau, mais des cumulo-nimbus avancés tentent de couper notre retraite par Beaumont-les-Autels. Bifurquant à Miermaigne après Authon-du-Perche en coupant par le bocage, nous effectuons un audacieux mouvement tournant en direction de Chartres qui laisse l’ennemi désemparé. Dépitée et battant en retraite, la perturbation vire en dépression.
Victorieux mais essoufflés, je trouve pour cette dernière nuitée une haie qui abrite mon bivouac et dissimule ma pyromanie. Juste avant d’entamer les grillades et soucieux de ne pas alourdir le bilan carbone de mon feu de camp, j’éloigne la Mash repue de sans-plomb.
Afin d’entretenir le lien avec les gens rencontrés et qui sont au fond la vraie richesse de ce voyage, je rappelle le camping de la C.
–Dites, où en sommes-nous là ?
–Je me suis renseigné, fous defez m’enfoyer 9€30. Je fous enfoie mon ribe par èssèmesse.
C’est à cet instant précis que je découvre que je n’ai pas sur moi la carte chiffrée permettant d’activer les virements. Je lui en fais part.
–Ah fous foyez, vous ne foulez pas payer ! Pas payer ! Comme les autres, fous êtes comme les autres, tous pareils ! Pas payer !
Tout à sa dénonciation planétaire des mauvais coucheurs, c’est à peine s’il m’entend lui hurler que pour apaiser les choses et conserver des rapports jusque ici cordiaux je consens à lui envoyer un chèque le lendemain avant la première levée espèce de taré.
Il était une fin dans l’Ouest
Contournant Chartres, je vise la vallée de Chevreuse. Avec ses reliefs et ses motards en goguette, c’est l’Ardèche du francilien. Ces derniers instants déclenchent le compte à rebours. Arrivant par l’ouest et me rapprochant toujours plus de l’atelier de Fragrance Sister, l’évocation de la séparation d’avec la Mash se fait plus précise. Déchirante.
Intolérable.
Rendre la moto maintenant, ce serait divorcer au retour d’un voyage de noces. Ça me gêne. Pour conjurer l’impensable, je commence à passer en revue de belles explications.
À Rambouillet j’imagine la moto disparue au fond des bois, confondue avec une biche et traquée par la meute d’une chasse à courre. À Chevreuse elle serait confisquée par les gendarmes, pour exhibitionnisme. Entre la sortie de Versailles et le périphérique, un commando de BMistes jaloux l’aurait kidnappée et exilée au Ladakh, d’où elle aurait envoyé une preuve de vie.
Une fois laissée derrière moi la Porte d’Asnières, je n’ai plus le temps d’envisager ce dernier scénario : le mur d’enceinte du cimetière de Levallois surgit. Un dernier virage à droite, et je vois les grandes sœurs de la Mash exposées devant la concession. Bullet, Classic, Continental… alignée sur le trottoir, la famille Royal est à la rue.
Je ralentis ; coupe le contact une dernière fois avec la jouvencelle.
Levallois
L’odomètre indique 3000 km supplémentaires. Autant d’images éparpillées sur ces trois semaines. 3000 petites nuances composant un tableau impressionniste à six côtés. Enfilements des lacets d’Ardèche, nuanciers du Périgord, vallons chevelus, steppes céréalières, rivages iodés, hameaux minéraux, églises trapues, pizzerias d’entrée de ville et coiffeurs de centre-bourg, chaussées d’antan et viaducs hautains, déviations et ronds-points en chapelets, ardoises et tuiles, cochonneries et bâtards, poids lourds et moteurs de 11 chevau-légers, poires et fromages, grosses légumes et cépages délicats.
C’était plus qu’une balade. C’était une revue. Un inventaire de sensations. Un générateur de résolutions.
Je me jure dès lors que je vais réaliser les choses suivantes :
1- obtenir l’adoption pleine et entière d’une Mash.
2- Puis passer mon permis A.
3- Ensuite acheter une Royal Enfield.
4- Relever des défis insensés ; me faire un jour saluer par un BMiste.
5- Apprendre à changer l’ampoule du bloc optique.
5 bis- Découvrir ce qu’est ce foutu bloc optique.
6- Repartir.
Épilogue.
De retour chez moi, un avis de passage m’attend. Il s’agit d’un colis à aller chercher au bureau de Poste. Auquel je me rends sans attendre.
Immense satisfaction : il s’agit de mes lunettes. Sous le paquet est collée une vignette portant le taux d’affranchissement.
1€40.
UNEUROQUARANTE.
Trois semaines de pourparlers, des heures de traduction, plusieurs dixièmes perdus à chaque œil, la saisine d’un tribunal arbitral international pour exactement un euro et quarante centimes.
Une dernière fois je décide d’approfondir l’amitié franco-allemande et rappelle le camping de la C.
-Ah oui c’est frai, chai vu sur le moment, c’était moins que che ne pensais.